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Un goût de sel et d'amertume

 

Au cours des deux années passées, j'ai eu l'occasion d'embarquer deux fois à bord de l'Ocean Viking, le bateau de recherche et de sauvetage en mer de SOS Méditerranée. Mon premier embarquement s'est fait en tant que photojournaliste et le second en tant que photographe de bord pour l'ONG. Le récit ci-dessous, initialement rédigé pour les carnets de bord de SOS Méditerranée revient sur un sauvetage critique qui a eu lieu le 25 mars 2022.

 

SOS - Veille aux jumelles

Vendredi 25 mars 2022, à 13h14, l’Ocean Viking reçoit une copie d’un email envoyé par Alarm Phone signalant une embarcation en détresse dans les eaux internationales au large de la Libye et modifie sa course dans sa direction.

Je prépare mes équipements et mes appareils photos afin d’être prêt à embarquer sur les semi-rigides de sauvetage quand le signal sera donné. À mes côtés, mes coéquiper·e·s de l’équipe de recherche et de sauvetage s’équipent. Les gestes sont assurés, précis. Pas de hasard ni d’hésitation dans une préparation maintes fois répétée autant en entraînement qu’en conditions réelles. A 14h27, un contact visuel avec l’embarcation en détresse est établi aux jumelles depuis la passerelle et l’ordre de mettre nos zodiacs à l’eau est donné simultanément. Je prends place sur le zodiac Easy 2 au milieu de l’équipe dont je fais partie.

Chacun des sauvetages que j’ai photographiés débute avec cette appréhension face à la situation à laquelle nous allons potentiellement être confronté·e·s. Rapidement, je réalise que celui-ci sort de ce que j’ai déjà vécu. Le soleil qui nous accompagne est trompeur et le vent et les vagues ont vite fait de se rappeler à nous. D’une amplitude de deux à trois mètres, elles viennent frapper sur les flancs de notre canot de sauvetage et nous secouent tandis que nous nous dirigeons vers l’embarcation en détresse à la vitesse maximale permise par la météo. Notre zodiac tape et rebondit sur chaque vague qui vient se casser contre lui. Une vingtaine de minutes après avoir quitté l’Ocean Viking, un grand bateau pneumatique apparaît sous nos yeux.

À bord, se trouvent une centaine de personnes.
 

Une embarcation en détresse avec à son bord 130 personnes.

Sa forme se découpe à l’horizon, et les dizaines de bras levés qui en surgissent brandissent pour certaines des chambres à air bien dérisoires dans cette situation. Comme à chaque sauvetage, la même incrédulité me saisit. Je le sais pourtant qu’ils existent ces bateaux précaires, inaptes à la navigation en mer, surchargé de personnes prêtes à tout risquer pour quitter un enfer. Mais les voir apparaître sous mes yeux est pourtant un choc systématique, si loin de tout, dans les limbes de la Méditerranée Centrale.

La ligne de flottaison du bateau en détresse est extrêmement basse. Il paraît infiniment vulnérable tandis que les vagues grandissantes le frappent de manière incessante et qu’il menace de se remplir d’eau à tout moment. Il n’y a pas de temps à perdre. Le vent, déjà fort, continue de se lever pour atteindre 30 nœuds. Notre zodiac tangue tandis que nous distribuons des gilets de sauvetage aux personnes à bord.

Je prends des photos tant bien que mal pour documenter le sauvetage, mais je lâche rapidement mes boitiers pour aider les membres de l’équipe à installer les personnes que nous venons d’extraire à bord de notre canot de sauvetage.
 

SOS - Sauvetage

La météo qui se dégrade rend les manœuvres très compliquées. Le vent rend les radios peu audibles, nous sommes obligés de crier pour nous relayer les communications. Les vagues qui viennent se casser contre nous nous font tituber tandis que l’écume recouvre nos équipements. Les visages de l’équipe sont tendus, concentrés. Les personnes que nous aidons à se hisser sur notre zodiac sont à bout, frigorifiées. Certaines s’écroulent littéralement sur le pont, exténuées. Les trois canots de sauvetage de l’Ocean Viking réalisent plusieurs trajets pour les extraire et les mettre en sécurité malgré des conditions extrêmes. Plusieurs heures durant, nous allons évacuer les hommes, femmes et enfants de cette embarcation afin de les mettre temporairement à l’abri sur l’Ocean Viking. Elles et ils sont épuisés par les 12 heures passées à bord de ce pneumatique.

À 17h05, les 130 rescapé·e·s ont désormais rejoint les 30 personnes secourues la veille sur le pont de l’Ocean Viking où elles sont prises en charge par les équipes médicales et de soin. Nous retournons vers l’embarcation à la dérive. Sur son pont, flottent au milieu d’un mélange d’eau trouble et de carburant, des objets abandonnés par les rescapé·e·s. Au milieu d’un amoncellement de vêtements, de jerricans d’essence, de chaussures, de chambres à air, se trouvent les corps de deux hommes à demi submergés.

Deux hommes pour lesquels nous ne pouvons plus rien faire, si ce n’est tenter de ramener leurs corps à bord, afin qu’ils puissent être débarqués dignement et avoir une sépulture. Les conditions météo extrêmes ne nous permettront de récupérer qu’un seul de ces deux corps, après plusieurs heures d’effort de nos équipes. Les témoignages de certain·e·s rescapé·e·s permettront d’établir que ces deux personnes ont perdu la vie avant que l’opération de sauvetage ne débute. Ce sont deux personnes qui s’ajoutent à la liste interminable des vies perdues en mer. Deux de plus parmi les dizaines de milliers de trajectoires fauchées en Méditerranée.
 

SOS - Cercueil

Ce soir-là, des sentiments contradictoires se bousculent dans ma tête. D’une part le soulagement immense de savoir que 130 personnes supplémentaires ont été mises à l’abri. D’une autre, la tristesse, tout aussi immense, qu’elles ne soient pas 132. J’ai un goût de sel sur les lèvres et une amertume dans la bouche. Ils s’appelaient Selif et Mascad.